Lettre aux acteurs
9 mars 2011
« La question du sens, oui, mais est-ce que ça ne cherche pas à embrasser tellement de choses à la fois que le projet coure le risque de se diluer ? »
« Mais qu’est-ce que ça revendique ? »
Voilà quelques réflexions que j’ai pu entendre ou lire après la présentation du puzzle sommaire que nous avons commis lors des Chantiers d’artistes au Lieu Unique à Nantes en octobre 2010.
En effet, bonnes questions !
Après deux étapes d’expérimentation sur le plateau, où nous avons visité textes, corps, sons, images, il est bon de faire le point et de préciser l’état d’avancement de notre projet.
Quand on s’empare du mot sens le vertige nous saisit : signification –c’est le titre du spectacle- mais aussi raison d’être, idée, concept ; et encore direction, ordre des éléments d’un processus ; enfin n’oublions pas faculté de, organes de perception du réel, sensation… Autant de sens du mot qui peuvent et doivent orienter et nourrir notre travail.
QUEL EST DONC LE SENS DE MEANING(S) ?
Le Robert nous dit : « chaque mot possède un sens, une signification. L’assemblage des mots entre eux modifie et altère la signification de chacun d’eux pour constituer le sens de la phrase ». Il en va de même pour notre spectacle : un assemblage d’éclats de vie, de paroles, de corps en jeu, en mouvement, en action, en stupeur, en confrontations, en tourment et en joie. Nous accumulons les expériences de plateau puis nous devrons choisir de mettre en ordre les séquences retenues. Ces choix détermineront alors le sens de notre projet. Dramaturgiquement parlant, dire « espoirs et désespoirs » est tout à fait différent de dire « désespoirs et espoirs ».
Nous en sommes à l’heure actuelle à la phase de l’accumulation.
« Donner du sens, c’est interpréter » . C’est là où le théâtre prend sa place.
Nous explorons, dans des travaux de textes, de paroles et de corps intimement liés, une perception du monde à la fois collective ( une communauté de jeunes comédiens) et personnelle (les individus qui composent ce groupe) . Notre travail consiste à provoquer le réel pour en donner traduction et sensation. La vie du plateau qui en surgit est donc singulière et nous appartient en propre. Nous ne donnons pas de leçon, nous n’avons pas la vérité. Nous donnons à voir et à sentir par le prisme de sept jeunes personnes d’aujourd’hui.
Le Robert dit encore : « Donner du sens à une action, c’est l’associer à un système de valeurs » . Après nos premières rencontres, il me semble que nous pouvons revendiquer :
- l’affirmation du droit au doute, à la quête, à la recherche : douter plus qu’affirmer ; explorer plus que conclure ; ouvrir plus que fermer ; embrasser plutôt qu’exclure. C’est là une posture à la fois face au monde et au plateau.
- l’affirmation du droit à l’utopie : refuser la fatalité, faire confiance au rêve, à l’imaginaire, aux constructions du corps et de l’esprit : « il faut prendre l’espoir au sérieux » (Camille de Toledo )
- la nécessité de l’incarnation : dans un monde où les « flux » sont rois – flux financiers, flux cybernétiques…- et où les systèmes visent à rendre l’humanité « liquide », croire au corps et à la chair ; revendiquer l’épaisseur, la masse, la tangibilité. Il s’agit là encore d’une posture que nous voulons à la fois artistique, politique et poétique, qui détermine beaucoup sur le plateau et influence le discours et la forme. Laisser le sens advenir dans les rythmes du corps, c’est notre projet.
- la confiance dans l’acte : penser, dire et agir, accepter aussi que le « rien » fasse partie du processus, poser l’ « être » de l’individu, du groupe, de l’acteur sur le plateau, croire en notre capacité à concevoir, à inventer, à résister, à nous révolter, à bâtir, en un mot à CREER.
Questionner le sens c’est donc observer, ressentir, chercher, faire des choix, les vivre, concevoir des possibles, les mettre à l’épreuve, dans la vraie vie comme sur le plateau. C’est peut-être là le message que nous voulons délivrer : questionner le sens c’est rendre compte de cette démarche comme un sens possible à l’existence. Ainsi peut-être pourrons nous oser d’envisager des réponses à la question : quelque chose plutôt que rien ?
BON , ET ALORS ? CA DONNE QUOI ?
Lors de nos deux premières sessions de travail de plateau nous avons exploré des matériaux multiples et différents tant dans leur contenu ( ce qu’ils racontent) que dans leur forme ( textes, improvisations avec ou sans paroles, chorégraphies). Nous avons confronté ceux-ci à des formes scénographiques
variées : écrans, « globes » divers, appel au costume, choix lumineux , musiques, textes ou voix enregistrées, vidéo…
Sur le fond, je crois que nous pouvons classer nos expériences en trois catégories qui peuvent constituer, dans l’ordre dans lequel ils sont énoncés ici l’ébauche d’un fil dramaturgique (une direction, un sens). Je les nomme : #1- Le Chaos, #2- Les Peurs et #3- Les Possibles.
#1- Le Chaos :
Il s’agit là de rendre compte d’une perception de ce qui constitue notre univers et de nos comportements dans celui-ci.
De ce que nous avons traversé, je retiens les sensations d’éclatement, de suffocation, d’absurdité, de vanité, de tourbillon ; la difficulté à s’engager, à se projeter, à donner sens ; la méfiance –voire le refus- vis à vis de l’Histoire. Mais aussi la conscience de l’univocité des systèmes ( le capitalisme libéral comme unique alternative). Enfin, plus positif, le fait d’assumer ce monde comme le vôtre, voire de le revendiquer.
On peut agréger à cette catégorie :
- la séquence « la carotte et le bâton » de Guillaume Paoli comme une métaphore humoristique du système libéral, du monde du travail, d’un certain « décervellement » qui nous guette
- la séquence improvisée des « cartes d’identité » où vous finissez engloutis sous une avalanche de numéros (tél, adresses, n° de compte et autres codes d’accès) mais où surnage des bribes de vous mêmes.
- la séquence « des méduses » qui raconte l’immobilisme.
- la « chorégraphie » absurde sur Caravan Palace comme métaphore joyeuse de la vitesse du monde et de la perte du sens avec le texte enregistré de Toledo « Il y a nocturne chez Ikéa »
- la proposition de Simon sur Titanic TV comme un « état de la jeunesse »
- le texte et l’impro sur le discours du « Dictateur » de Chaplin avec la musique d’Inglorious Bastard
- la transformation de Yoan en golden boy
- la chorégraphie dite « nulle » sur le texte « Tous en forme »
- la plupart des textes de Guillaume Allardi que nous avons traité y compris «quelque chose de méchant» qui pourrait constituer une transition avec la partie suivante
#2 – Les Peurs
Un jeune allemand de 22 ans, dans un article de Courrier International, définit six points qui caractérisent et unissent la jeunesse mondiale d’aujourd’hui : la révolution de la communication, la disparition des frontières, l’anglais, le web versus la vie réelle, les défis à relever et la peur.
Ce dernier terme, à envisager aussi dans sa dimension positive ou motrice, me semble emblématique d’une tension qui existe dans la génération des 20-30 ans et qui détermine les doutes, les questions et les angoisses existentielles de celle-ci : peur de l’avenir, peur de l’échec, peur de l’ennui, peur de l’engagement, peur de manquer, peur de rater, peur du groupe, du collectif, de l’autre, de la foule, peur du risque, peur de la mort… Ces peurs déterminent parfois l’individualisme, le refuge des conforts, certains replis identitaires.
Dans ce corpus, on retrouvera toutes les séquences « métaphysiques » qui questionnent le monde et rendent compte d’une quête ou d’une difficulté à trouver sa place.
On peut retenir dans nos travaux :
- le texte d’Allardi « On ne comprend rien »
- la séquence des ballons comme métaphore du « poids du monde » et d’un certain « empêchement ». Elle pourrait être complétée par un travail chorégraphique sur le poème de Ghérassim Luca « Petit quart d’heure de culture métaphysique »
- le recours aux écrits de jeunesse de Fernando Pessoa dans « Un Singulier Regard » : sentiment aigü d’être multiple, aspiration à la grandeur d’âme, difficulté de la réalisation des désirs…
- une partie du questionnaire de France Telecom
- le poème de Tarcos « Je ne suis pas loin de moi », comme une quête identitaire. Ce travail sur la poésie me semble essentiel et mérite d’être creusé. Il peut-être associé à une recherche plus profonde sur ce que j’appelle « la phase 2 » qui permet un état de corps ultrasensible où la réalité des émotions et sensations des individus deviennent tangibles, palpables et concrets sur le plateau.
- Le court texte de Michel Rostain extrait du « Fils », pour ce qu’il raconte de désarroi et de vérité.
#3 – Les possibles
C’est l’enchaînement logique du Chaos et des Peurs. Comment réagir ? Quelles tentatives peut-on envisager face aux stimuli du monde, face aux tourments personnels ? Quelles utopies ? Quelle postures adopter ? Quelles directions prendre ? Quels choix effectuer ? Quelles portes pouvons nous ouvrir ?
Nous n’allons pas sauver le monde ! Mais nous pouvons poser sur le plateau des bribes d’espoirs, des débuts de convictions, des perspectives d’engagement avec tous les doutes et les maladresses qui nous habitent.
Faisons confiance pour cela à l’énergie de la jeunesse, à la vérité et la sincérité des paroles et des corps. Si nous réussissons cela notre projet aura pris son sens.
Dans notre parcours on peut citer :
- le poème de Ghérassim Luca « Passionnément », en premier, pour ce qu’il recèle de possible et d’engagement hésitant et difficile dans la passion.
- toutes les phases de portés pour ce qu’ils racontent de désirs, de possibilités de contacts et d’échanges, de communauté possible. On peut y associer la danse « Stand by me ». On pourrait aussi envisager un poème de Ghérassim Luca intitulé « Prendre corps ».
- le poème de Whitman « la chanson des occupations » pour ce qu’il contient de sérénité et de confiance en la capacité des hommes à construire. Est associée à ce poème la chorégraphie dite « carrée » qui peut procéder de cela aussi. L’influence de Pina Bausch y est très visible.
- le texte de Lagarce extrait de « Du Luxe et de l’Impuissance » sur les dangers du confort et sur la nécessité « du refus de l’inquiétude comme premier engagement »
- l’improvisation sur la révolte associée au texte de Pessoa « Ultimatum » pour sa violence et sa radicalité, son énergie aussi.
Ce classement peut paraître sommaire et schématique. Il a le mérite, à mon sens, de clarifier l’état de notre travail et d’envisager la suite sur un socle plus solide. Il ne préjuge pas de la suite de notre projet où tout est encore possible, ouvert et appelé à être enrichi. Toutes les séquences citées ne seront pas dans la version définitive, il y en aura d’autres.
EN VRAC : QUELQUES REFLEXIONS ET PRINCIPES
- Il me semble important dans les sources textuelles que nous utiliserons de ne pas multiplier les auteurs. Attention à l’effet « mosaïque », « catalogue ». Chaque texte devra imposer sur le plateau sa nécessité. Pour l’instant sortent du lot : Luca, Pessoa, Whitman, Lagarce, Tarkos et Toledo.Il s’agit là d’auteurs d’aujourd’hui…et d’hier. C’est bien, ces derniers peuvent apporter une distance et une profondeur salutaires. Il y a beaucoup de poètes : ça a du sens et, outre la distance et la profondeur que ces langues apportent, elles nous permettent d’éviter le cliché et ouvrent des horizons loin de tout didactisme. Continuons à creuser mais il faudra choisir.
- L’utilisation d’interventions de vos propres paroles au plus près de vous même, peut-être même sous forme semi-improvisées, me semble une piste à suivre (ce que j’appelle les « JE » : cf « cartes d’identité »). Elles peuvent constituer un fil rouge qui nous ramène à votre réalité, à votre spontanéité, à votre énergie et ainsi mettre en perspective les parties textuelles et chorégraphiques. Le type de rapport au public est à creuser ( adresse, utilisation de micros).
- La scénographie est pour l’instant tributaire de la construction du spectacle et se fera au fil de celle-ci. Les pistes de la sphère, du globe et du cadre me semble riche dans la dialectique possible entre l’universel et le particulier. Le globe, c’est le monde mais c’est aussi l’absence de direction, la forme parfaite qui laisse le champs à tous les possibles, c’est l’ouverture, le vertige, l’infini et l’imaginaire. Le cadre, c’est tout le contraire : le concret, la finitude, l’enfermement, le définitif mais aussi le focus porté sur une parole, un acte, une image. Trouvons notre sens entre ces deux pôles.
- L’usage ponctuel du costume, voire du déguisement, du travestissement, posé comme un acte, revendiqué porte en lui des possibilités dans ce qu’il raconte du désir d’ailleurs. Il peut être une métaphore porteuse et immédiate de notre capacité créatrice. Il parle aussi du théâtre, c’est-à-dire de ce que nous sommes en train de faire.
- La musique, le son, les voix enregistrées sont à concevoir comme un stimulus qui raconte du monde, de notre cadre de vie, et comme une mise en perspective du plateau. En aucun cas comme une illustration. Il en va de même pour la vidéo, dont je ne suis pas encore sûr qu’elle soit nécessaire. Elle me semble intéressante en tant que source lumineuse et scénographique poétique plus que comme une illustration du réel.
Pour terminer, je ne peux m’empêcher de partager avec vous ce texte de Camille de Toledo, extrait de « Archimondain Jolipunk » qui me bouleverse :
"Carlo Giuliani avait vingt-trois ans lorsqu’il est mort à Gênes, le 20 juillet 2001. La fenêtre arrière de la Jeep s’est brisée. C’est par là que le carabinier a tiré. Carlo Giuliani s’est approché. Il avait une cagoule sur le visage et il brandissait un extincteur. J’entends bam-bam ! Le jeune homme est tombé par terre ; un geyser de sang lui est sorti de l’œil. J’ai tout de suite compris qu’il était mort. » C’est une bavure a-t-on dit. Le carabinier a eu peur. Il était jeune. Carlo Giuliani était jeune aussi. Je ne pense pas qu’il souhaitait mourir pour le G8, mais je parierais qu’il avait pensé mourir pour tout le reste : pour ne plus vivre dans cet impossible, pour ne pas être contraint à la résignation, pour ne pas adopter le rire cynique du spectacle, enfin pour ne plus être come nous autres, des êtres suffocants à l’intérieur d’une immense cage de verre. Il a brisé une fenêtre avant de mourir. La fenêtre est cassée et c’est déjà beaucoup. Car il tient à peu de choses que cette fenêtre vaille pour toutes les autres. « Où est la sortie » se demandait Hakim Bey. Il se pourrait qu’elle soit là, aux abords de cette fenêtre cassée et de cette flaque de sang. Il se pourrait aussi qu’il n’y ait plus jamais écrit nulle part le mot EXIT."
A bientôt !
Pierre Sarzac
(Les photos issue de ce post ont été prises sur le vif en répétions au LU à Nantes)
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